Là où l’on marche pieds nus
Il y a un moment du jour que je préfère. Il ne se trouve ni au matin ni au soir, mais entre deux souffles. C’est une heure incertaine, suspendue, où le monde semble retenir sa respiration. Ce moment m’appartient, ou plutôt, j’y appartiens.

Il y a un moment du jour que je préfère. Il ne se trouve ni au matin ni au soir, mais entre deux souffles. C’est une heure incertaine, suspendue, où le monde semble retenir sa respiration. Ce moment m’appartient, ou plutôt, j’y appartiens.
Je suis revenu, il y a peu, dans ce village au bord du vent. Un lieu que j’avais quitté sans dire adieu, et qui m’attendait, immobile, comme une coquille vide attend la mer. Rien n’a changé, ou presque. Les pierres sont les mêmes, les chemins aussi, à peine élargis par les pas des enfants devenus vieux.
Chaque matin, je marche. Pieds nus.
C’est devenu un rituel, sans raison claire. Marcher, sentir la terre, les grains de sable, les brisures du monde sous la plante des pieds. Il y a quelque chose de pur dans ce contact. La peau apprend ce que l’œil oublie.
Un jour, j’ai croisé un homme assis sous un figuier. Il m’a salué d’un geste lent, sans parler. Il avait les mains larges, abîmées, mais paisibles. J’ai su, sans qu’il ne le dise, qu’il m’avait reconnu. Pas moi, tel que je suis aujourd’hui, mais l’enfant que j’étais, autrefois, qui passait là en courant, le short trop grand et les pieds sales.
Dans son regard, il n’y avait pas de reproche. Juste la continuité. Comme si le temps n’était qu’un vêtement que l’on enfile ou que l’on oublie.
Je me souviens d’un soir, il y a quelques jours, peut-être une éternité. Il pleuvait à peine, une pluie fine, douce, qui ne mouille pas vraiment, mais lave l’intérieur. J’ai levé la tête. J’ai fermé les yeux. Et j’ai pensé :
Je suis vivant.
Pas comme une évidence.
Comme une redécouverte.
Dans ce village, il n’y a pas de réseau. Ni Wi-Fi, ni 5G, ni promesses vides. Il y a le vent, la mer au loin, les feuilles qui frémissent, les enfants qui crient dans la lumière. Il y a les voix anciennes dans les murs, et les silences dans les gestes. Il y a surtout cette lenteur, qui guérit.
Je n’ai pas écrit pendant plusieurs jours. Je n’en avais pas besoin. L’écriture était dans la marche, dans le sable entre les orteils, dans les regards croisés, les rires mangés de soleil. Elle était dans ce silence profond qui vient quand le monde vous laisse tranquille.
Je ne sais pas ce que je cherche, et je crois que je ne veux plus savoir. Ce mot — "chercher" — semble bruyant, aujourd’hui. J’ai longtemps cru qu’il fallait avancer, découvrir, posséder. Mais ce que j’ai trouvé ici, c’est l’inverse du mouvement.
C’est une lente dérive. Une façon d’être présent. Une sorte de prière sans dieu.
Parfois, je pense à ceux qui courent, là-bas, dans les villes pleines de néons et d’échos. Je les aime. Je viens de là, moi aussi. Mais je voudrais leur dire :
Asseyez-vous. Enlevez vos chaussures. Touchez la terre.
Elle a des choses à vous dire.
Elle n’attend que ça.
Orion Quade
(écrivain de passage, et parfois de silence)