Les Clés de Monsieur Antoine

Le pouvoir des petits gestes.

Les Clés de Monsieur Antoine

Quand je suis arrivé dans l’immeuble, je ne connaissais personne. Un quatrième étage sans ascenseur, des murs défraîchis, une boîte aux lettres bancale. J’avais trente-trois ans, une valise usée, un cœur un peu pareil. Je venais de perdre mon emploi, ma compagne, et mon chien, dans cet ordre-là. Alors j’ai planté mon matelas à même le plancher et j’ai respiré. C’était déjà ça.

Monsieur Antoine habitait au deuxième. Un homme de l’ancien monde : veston, journal papier, cheveux toujours bien peignés. Il marchait avec une canne, mais ça ne l’empêchait pas de sortir chaque matin à 8h15 précises. Il sentait la lavande et le cuir, et portait toujours le même chapeau en feutre noir. On s’est croisés les premiers jours dans l’escalier. Il hochait la tête sans un mot. Moi aussi.

Un mardi, j’avais le moral en vrac. Le genre de journée où même faire bouillir de l’eau semble trop demander. En descendant chercher le courrier, j’ai trouvé un trousseau de clés sur le palier. Accroché à un petit porte-clés en bois gravé : Antoine.

J’ai sonné.

— Ah ! dit-il. Vous avez trouvé mes clés. J’ai cru qu’elles s’étaient envolées avec ma mémoire.
— Elles étaient là, juste devant chez vous.
— Comme quoi, les choses perdues ne sont jamais bien loin.

Il m’a invité à entrer pour un café. J’ai hésité. Puis j’ai dit oui.

Son appartement était un musée discret. Des photos en noir et blanc, des livres reliés, une pendule à balancier qui faisait tic-tac comme un cœur un peu fatigué mais vaillant. Il m’a raconté qu’il avait été maître d’école. Qu’il avait perdu sa femme il y a dix ans. Qu’il faisait encore ses mots croisés à la main, avec un stylo-plume.

Je suis reparti une heure plus tard, avec un sachet de biscuits faits maison et un léger soulagement dans la poitrine.

Le lendemain, il m’a laissé une enveloppe sous la porte. À l’intérieur : une citation, écrite à la main. « Il faut toujours se méfier des jours où l’on croit que rien ne changera. » — Georges Perros.

À partir de là, chaque jeudi, j’avais une nouvelle enveloppe. Une phrase. Une pensée. Parfois une invitation au thé. Et moi, petit à petit, j’ai recommencé à marcher droit. À croire que les choses pouvaient reprendre forme.

C’est lui qui m’a parlé d’un poste à la bibliothèque du quartier. C’est lui qui a relu mon CV. C’est lui qui a glissé un mot à la directrice, "une ancienne élève" comme il disait, les yeux brillants.

Quand j’ai décroché le poste, je suis allé lui dire merci. Il m’a serré la main longuement.
— Il suffisait d’une clé, vous voyez.
— Une clé ?
— Celle qui ouvre à nouveau la porte de votre vie.

Quelques semaines plus tard, Monsieur Antoine est tombé dans l’escalier. Hôpital. Complications. Silence.

Il est parti un matin d’avril, comme il sortait d’habitude. Sans faire de bruit. Je suis allé à l’enterrement. Il y avait du monde. Beaucoup de cheveux blancs. Et des visages émus.

Son neveu m’a tendu une boîte.
— Il voulait que ça vous revienne. Il disait que vous sauriez quoi en faire.

Dans la boîte, il y avait un nouveau trousseau de clés. Un petit carnet. Et un mot :

"À transmettre, le moment venu."
"Les clés, ce sont des gestes. Des mots. Des portes qu’on ouvre pour les autres, parfois sans le savoir."

Je n’ai jamais oublié.

Aujourd’hui, tous les jeudis, je glisse une enveloppe sous une porte. Avec une citation. Une pensée. Et peut-être, une clé.