L’homme qui refusait d’être heureux

Psychologie du dimanche

L’homme qui refusait d’être heureux

Il habitait une vieille maison fatiguée, avec un chat pessimiste et une cafetière qui fuyait comme une ancienne amante qu’on n’a pas su retenir.

Son nom n’a pas d’importance. Il aurait pu s’appeler Henri, Arthur ou même Thierry, mais comme disait ma tante Nora : « Quand t’as le cœur éraflé, tu t’appelles comme tu veux, ça change rien au goût des larmes. »

Je l’appelais simplement "le monsieur du banc", parce qu’il s’asseyait tous les matins au parc, sur le même banc, avec une mine d’homme qui a fait la guerre, même s’il n’avait jamais quitté sa ville. On aurait dit qu’il portait la tristesse comme d'autres portent un costume trois pièces : avec élégance, mais sans illusions.

Un jour, je lui ai demandé pourquoi il venait s’asseoir là tous les jours, seul.

Il m’a répondu :
— Je viens vérifier que je ne suis pas encore heureux.
— Et si vous l’étiez par erreur ?
— Alors je recommencerais ma journée.

C’était dit sans arrogance, presque avec douceur. Comme un enfant qui avouerait qu’il ne croit plus au Père Noël mais qu’il continue de lui écrire, « au cas où ».

Il avait essayé, pourtant. Le bonheur. Comme tout le monde. Les promotions, les voyages, les histoires d’amour avec des majuscules. Mais chaque fois, il s’était retrouvé un peu plus vide, comme un verre trop souvent rempli d’une boisson qui n’étanche pas.

— Le bonheur, disait-il, c’est devenu une obligation sociale. Une sorte de dictature du sourire. Si t’es pas heureux, on te regarde comme un terroriste émotionnel.

Il m’a raconté qu’un jour, il avait failli s’inscrire à un atelier de développement personnel, mais il avait fui à la pause déjeuner.
— On m’a demandé de hurler dans la forêt. Pour libérer mes "blocages". Moi j’ai juste demandé si je pouvais chuchoter. Ils ont cru que je sabotais le groupe.

Alors il avait décidé de ne plus chercher. Ni le bonheur, ni la paix intérieure, ni même la sagesse. Il s'était mis à vivre, tout simplement. Avec ses travers, ses ratés, ses souvenirs mal repassés. Il parlait à son chat, mangeait des oranges amères, et écrivait des lettres qu’il n’envoyait jamais.

Je lui ai demandé un jour s’il avait des regrets. Il a haussé les épaules.
— J’ai raté ma vie, mais à ma manière. C’est toujours mieux que de réussir celle des autres.

Il m’a appris qu’on pouvait être en paix sans être heureux, comme on peut aimer sans être aimé en retour. Et que le bonheur, finalement, c’est peut-être juste une absence de bruit à l’intérieur.

Un matin, il n’était plus sur son banc.

Le chat, paraît-il, est allé miauler sur sa tombe pendant trois jours.
Et moi, j’y retourne parfois, sur ce banc. Je m’y assieds. Je ne fais rien. Je regarde les passants avec la lenteur d’un homme qui sait qu’il ne trouvera peut-être rien, mais qui cherche quand même.

Je crois que c’est ça, être vivant.
Ne pas fuir l’intranquillité.
Accepter de ne pas être heureux.
Et sourire, malgré tout.

Écrit sous l’ombre bienveillante de Romain Gary
et l’ironie tendre de ceux qui vivent à moitié pour ne pas mourir trop vite.