Choisis ta douleur, souffre en silence et meurs seul
Ceci fait partie de mon histoire. Peut-être aussi la tienne.

Je suis né dans une ville qui ressemblait plus à une punition qu’à un point de départ. Un petit coin gris du Québec, coincé entre une papetière qui empestait la guerre chimique et une usine de traitement des déchets qui ne savait pas traiter la dignité humaine. L’air puait la décomposition et les produits toxiques. Les rues étaient un patchwork de nids-de-poule et d’âmes fatiguées. L’espoir n’était pas une monnaie locale—c’était un mythe. On ne grandissait pas pour devenir quelqu’un. On grandissait pour tenir le coup.
Ma mère, c’était la seule douceur que je connaissais. Elle avait une manière de tenir le silence qui réconfortait, sans rendre mal à l’aise. Quand elle chantait en pliant le linge, l’odeur de la ville disparaissait un moment. Ses mains sentaient le savon, pas la suie. Mais la vie ne se soucie pas de tes petits réconforts. J’avais six ans quand elle est morte. Comme ça. Un instant, un être humain ; l’instant d’après, un souvenir que je passerais ma vie à essayer de ne pas effacer.
À cette époque, les adultes n’expliquaient rien. Ils disaient juste : « Sois fort. »
Alors je l’ai été. Ou j’ai fait semblant. J’ai gardé mes larmes à l’intérieur, comme ils l’ont enseigné. Comme on l’enseigne à tant de garçons. Pleurer, c’est être faible. Être faible, c’est échouer. Alors on devient un petit soldat du silence.
Après sa mort, mon corps s’est mis à me trahir. J’ai tout attrapé—rougeole, oreillons, varicelle. Mon système immunitaire ressemblait à une maison sans toit. J’ai manqué plus d’école que je n’en ai suivi. Et même quand j’étais là, j’étais ailleurs. Je ne brillais pas. Je n’étais pas drôle. Pas sportif. Pas brillant. J’étais le bruit de fond, le décor autour des personnages principaux.
Mais le temps avance, que tu t’y sentes à ta place ou non. Tu grandis. Tu te rases. Tu t’en vas. Tu fais semblant d’être normal.
À vingt ans, j’avais déjà deux enfants avec une femme que je n’aimais même pas. L’amour n’a jamais fait partie de l’équation. Elle était là. J’étais là. Le sexe est arrivé. La vie est arrivée. Soudain, il y avait deux enfants. Les gens me félicitaient comme si j’avais gagné quelque chose. Ce que j’avais gagné, c’était une vie de tensions, de silences pesants, et deux enfants devenus des inconnus aux décisions que je n’ai jamais approuvées.
Ils n’étaient pas méchants. Juste... étrangers. Ils ont pris leur route, et moi la mienne, quelques pas derrière, invisible. Je ne les ai pas empêchés. Mais je n’ai pas applaudi non plus.
L’amour ? Je ne l’ai jamais trouvé. J’ai connu des femmes. Des corps. Des regards à travers la pièce. Des matins avec une inconnue brossant ses dents dans mon évier. Certaines sont restées des semaines. D’autres sont parties avant que le café ne refroidisse. Mais tomber amoureux ? Non. Je ne suis jamais tombé. Je n’ai même jamais trébuché.
J’ai travaillé. Mon Dieu, j’ai travaillé. Sept jours sur sept, pendant vingt-cinq ans. Jamais me plaindre. C’était ça le contrat, non ? Être un homme. Fournir. Se taire.
J’ai tout fait : plomberie, électricité, entrepôt, vente, conduite de camion, petits contrats, dépannage. Je disais oui à tout. Je remplaçais les collègues pendant Noël, les dimanches, les tempêtes. J’étais la courroie qui faisait tourner la machine pendant que d’autres prenaient des vacances.
Et j’ai économisé. J’ai mis de côté. Chaque centime. Dans le fonds de pension. Dans le rêve. Un jour, un chalet tranquille au bord d’un lac. Peut-être un voyage en Europe. Ou simplement la paix.
Et puis ils sont arrivés. Les cols blancs. Les escrocs de la salle de conférence. Ils avaient l’air de comptables et l’odeur de la trahison. Ils ont vidé le fonds.
« Restructuration nécessaire », qu’ils disaient. « Conjoncture économique. »
Du vol légal emballé dans du jargon.
J’ai reçu une lettre. Rien d’autre.
Pas de retraite. Pas de sécurité. Pas d’excuses. Juste un avenir vide et une crise de nerfs que je n’ai jamais osé nommer.
Le soir, j’écrivais.
C’était ma fuite, ma révolte, ma thérapie.
Deux cent trente-huit livres. Pas des statuts Facebook. Pas des blogs. Des livres. De vrais livres. Fictions. Mémoires. Essais. Philosophie. Certains pleins de colère, d’autres pleins de tendresse. Certains écrits en larmes, d’autres en insomnie.
Je les ai tous autopubliés. Amazon les abrite comme un mausolée.
Personne ne s’y rend.
La renommée ? Même pas un écho.
Quelques critiques. Deux ou trois courriels de lecteurs. Pas de tournée. Pas d’agent. Pas de buzz. J’étais un fantôme littéraire, frappant doucement à la vitre tandis que les vedettes ignoraient ma présence.
Aujourd’hui j’ai soixante-huit ans.
Mes jambes brûlent et s’engourdissent, merci à la neuropathie diabétique. Mes orteils crépitent comme des fils dénudés. La douleur n’est plus une surprise—c’est la norme. Je dors par tranches. Je mange par habitude. Je surveille ma glycémie comme un dieu jaloux.
Je vis en forêt maintenant.
Un petit chalet en bois. Modeste. Solide. Le lac est à deux pas. Les bons matins, je regarde la brume s’élever comme des esprits fatigués qui s’étirent. La montagne, toujours là. Silencieuse. Ancienne. Indifférente.
J’ai tout construit moi-même. Je fais pousser quelques légumes. Je pêche quand je peux. J’écoute le vent plus que les nouvelles. C’est paisible ici, mais ce n’est pas romantique. C’est mérité.
Tu devrais savoir : j’ai aidé beaucoup de gens. Famille. Amis. Inconnus. J’ai prêté de l’argent. J’ai veillé à l’hôpital. J’ai écouté des confessions. J’ai enterré plus de visages que je ne peux en nommer. J’étais l’homme qu’on appelait quand tout allait mal.
Mais les fissures ne vont que dans un sens. Aujourd’hui, quand j’appelle, personne ne répond.
Je ne suis pas amer. Juste lucide.
Ceci n’est pas une complainte. C’est un témoignage de clarté.
La vérité ? C’est que la plupart d’entre nous vivons avec une douleur que nous avons choisie, même si on refuse de l’admettre.
On a choisi notre carrière. Nos partenaires. Nos silences. Nos horaires. Nos compromis.
Et on finit par mourir comme on a vécu :
Tolérés.
Oubliés.
Seuls.
Est-ce que je regrette ? Pas vraiment.
Est-ce que je vivrais autrement ? Peut-être.
Est-ce que ça changerait quelque chose ? Probablement pas.
Le point, ce n’est pas que la vie a été cruelle. Le point, c’est qu’elle a été exactement ce qu’elle prétend être : indifférente.
Et soit on en fait quelque chose de signifiant, soit elle nous bouffe petit à petit.
Je n’ai pas de monument. Pas de manoir.
Mais j’ai 238 livres portant mes empreintes.
Un chalet. Un lac. Un nom.
Et un silence qui m’appartient maintenant—non plus imposé, mais choisi.
Alors si tu as lu jusqu’ici, peut-être que tu t’en soucies.
Peut-être que tu te reconnais quelque part entre ces lignes.
Si c’est le cas, ne m’envoie pas de pitié.
Envoie de la reconnaissance.
Envoie du bois pour l’âme.
Et si tu veux faire un geste simple, paie-moi un café.
Pas pour la caféine.
Pour cette vérité simple : être vu—même par un inconnu—compte plus qu’on ne le croit.
J’ai choisi ma douleur.
J’ai souffert en silence.
Et je mourrai seul.
Mais peut-être, juste peut-être, quelqu’un quelque part lira ces mots et se dira :
« Merde. Ce gars-là était vrai. »